Dans Osez écrire votre roman, je me lance chaque semaine un défi durant 3 mois.
Une semaine, un texte : défi numéro 1 avec le mot NUANCE.
Comme prévu, j’ai ouvert un dictionnaire les yeux fermés, pointé le doigt au hasard sur un mot. Ce mot, c’est : nuance. Je me suis mise à écrire immédiatement, directement sur traitement de texte.
NUANCE
Elle avait le sens des nuances. Quand il arrivait, à l’un de leurs rendez-vous au restaurant, une vingtaine de minutes en retard et s’excusait d’un « J’ai oublié mon portable à la maison et j’ai dû retourner pour aller le chercher. Je suis désolé », elle entendait : « J’ai oublié mon portable chez moi et j’ai préféré retourner pour le prendre. Au fond, je suis incapable de passer une soirée avec toi sans craindre de rater un coup de fil. Je m’ennuie tellement que j’espère vaguement qu’un copain m’appelle. Et je ne suis pas désolé d’être en retard car ce sont toujours vingt minutes de gagnées durant lesquelles nous ne sommes pas en tête à tête. »
Oh, oui, elle avait le sens des nuances. Elle en pleurait parfois des larmes de sang. Si une collègue de bureau lui disait : « Que tu es jolie aujourd’hui ! Ton maquillage est superbe », elle entendait : « Comment se fait-il que tu sois jolie aujourd’hui ? Ce doit être ton maquillage… parce que sans lui… » Le sens des nuances ! Quelle plaie ! Il lui gâchait la vie. Elle était emplie d’arrière-pensées comme d’autres sont emplies d’amour ou de gratitude. Mais le moyen de connaître un amour sincère ou le bonheur quand on lit derrière les phrases, interprète les sourires, devine ou croit deviner sous les apparences ? Quand on met des nuances partout, qu’on ne prend jamais rien pour argent comptant, que tout est soumis à questions, doutes, méfiances ? Le moyen de mettre de la générosité, de la compassion, de l’affection dans tout cela ? Elle ignorait tout de la bonté. Elle se perdait dans les nuances, quitte à en inventer. Et dans le plus beau des bouquets de fleurs, elle ne voyait que la fleur ratée, froissée, déjà fatiguée. Le monde était une fosse bouillonnante de malheurs, d’incertitudes, de vilenies. Elle s’aigrissait.
Un soir qu’il soupait avec elle, elle le trouva bizarre, gêné aux entournures. Cela ne la surprit pas : elle voyait toujours l’étrangeté partout. Elle chercha à comprendre ce qu’elle prenait une fois de plus pour un mensonge, une tentative de lui cacher un fait désagréable. Elle ne comprit qu’à la toute fin du repas quand, prenant son courage à deux mains, il déclara : « Je suis désolé mais c’est notre dernier repas ensemble. Nous marier serait une erreur, vivre ensemble serait une erreur, continuer à nous fréquenter serait une erreur ! Je t’ai tout donné, j’ai été sincère, je t’ai aimé follement durant quatre ans. Je ne voyais pas que tu me regardais avec distance, que tu me faisais l’amour avec absence, que tu ne m’entendais plus quand je te parlais, que tu cherchais l’erreur, la faille en moi. Tu ne m’as jamais accepté tel que je suis, aimé avec mes défauts d’homme, mes incapacités d’animal humain. Tu voulais sans cesse me prendre en défaut. Puis j’ai fini par remarquer ton manège et, pire, ressentir que je n’étais jamais à ma place dans ton amour. J’ai cessé de t‘aimer, tu es devenue une amie avec qui je restais, fidèle. Puis une lointaine connaissance. Et aujourd’hui… il ne reste plus rien. Je ne supporte plus tes remises en questions, tes enquêtes à propos du moindre mot, tes façons de couper en quatre le moindre de mes faits, de décortiquer mes paroles. Tu sais, je ne manque pas non plus du sens de la nuance comme tu sembles le croire : je sais faire la différence entre vivre sans amour avec une femme et vivre avec une femme que j’aime. Je te l’annonce : je te quitte. Je suis amoureux d’une femme qui m’aime sans mélanges, sans questions, sans partage, sans nuances. Elle m’aime. Je n’ai jamais voulu vivre avec toi. Mais je vais vivre avec elle. Pardonne-moi. Je ne voulais pas te blesser mais c’est ce que je viens de faire. Ca aussi, c’est une nuance…» Il se leva. « Au revoir. »
Elle était seule à table maintenant, paralysée par une curieuse boule brûlante qui avait pris naissance dans son cœur et se propageait dans sa gorge, lentement, accompagnée d’une douleur aigue, suffocante. Elle ferma les paupières sur son malheur.
Le maître d’hôtel en avait vu d’autres. Sans un mot, il se glissa derrière sa chaise, saisit la bouteille de Bordeaux et emplit son verre aux trois-quarts.
Mes commentaires :
J’ai écrit rapidement car la première phrase m’est venue immédiatement. Puis j’ai enchaîné phrase après phrase, c’était très simple. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais écrire. Cela a donné une petite scène qui pourrait faire partie d’un texte plus grand ou d’un roman. Mais comme la chute est correcte, cette petite histoire peut aussi se suffire à elle-même. Comme une nouvelle.
Je n’ai fait aucun travail de style. C’est basique mais ça peut suffire. Ce n’est pas ce que j’écris pour mes romans qui sont beaucoup plus fouillé stylistiquement. C’est intéressant pour moi parce que ça m’a justement fait écrire un texte dépouillé loin de mes habitudes. C’est tout l’intérêt de la contrainte : nous faire écrire et découvrir des textes que nous n’aurions jamais écrit spontanément. Et en apprendre un peu plus long sur nos possibilités. Là, je m’étonne de faire dans l’ironie, ce n’est pas mon ton habituel. Pourquoi pas ? J’ai relu, corrigé légèrement, ôté des répétitions, des maladresses. Pas de second jet. Je n’ai aucune prétention littéraire avec ce texte.
Le défi, c’est de vous montrer que chaque mot est évocateur, que chaque mot peut éveiller votre imagination. Il faut écrire pour le plaisir.
Le prochain texte viendra-t-il aussi facilement ? J’ai l’impression de m’en être tirée à bon compte. Premier défi tenu.
Et vous qu’allez-vous écrire avec le mot NUANCE ?
Faites-moi part de ce que vous pensez de ce texte dans les commentaires et racontez-moi si vous avez écrit le vôtre.
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Très beau texte, belle chute, et explication de création de cette ‘nouvelle’ qui met en confiance l’éventuel challenger qui sommeille en tout lecteur.
Bravo !
PS : j’adore les défis top-chrono de quelques heures, avec une contrainte comme un ou plusieurs mots aléatoires, ou encore une première phrase imposée 🙂
Bonjour Horace,
Merci, ravie que mon texte vous plaise ! Oui, c’est bien le but, challenger l’écrivain qui sommeille en nous. Et vous, allez-vous écrire quelque chose à du mot nuance? Si oui, vous pouvez le poster ici et je pourrai le lire, ainsi que les personnes qui verront les commentaires. A vous de voir…
Ce qui se conçoit bien peut s’énoncer clairement avec nuance,donc la premiére initiation à l’écriture de Laure Gerbaud est réussie.J’ai bien l’intention de me prendre au jeu.
Merci Marie-Françoise ! Oui, pique-toi au jeu, c’est le but ! Il n’y a qu’en écrivant davantage qu’on écrit mieux. L’exercice et l’expérience, c’est un vieux duo qui a fait ses preuves et les fera encore.
Je découvre ce texte et j’ai vraiment beaucoup aimé le lire. Style « basique »? Moi je dirai efficace et sobre. Sans fioritures, qui correspond tout à fait à la situation. Merci pour cette lecture matinale!
Le livre-vie,
Merci, ça me fait vraiment plaisir ! Oui, sans fioritures, j’en ai fait un par semaine en trois mois, plus tout le reste : le style sans fioritures s’imposait.
(Oups, au moins une belle coquille dans mon message précédent parti trop vite. Ou quand l’ordinateur prend des initiatives non désirées! Désolée…)
Le livre-vie,
Pas de souci. J’en fais aussi des coquilles car je tape beaucoup donc… Mes doigts vont souvent plus vite que ma vigilance.